Maurizio Cattelan, saint patron des subversifs
par Philippe Dagen (Le Monde du 01.12.11)
Tous les curieux d'art actuel connaissent la tête de Maurizio Cattelan, visage étroit, grand nez, yeux sombres. Ils la connaissent parce qu'à plusieurs reprises l'artiste a fait fabriquer des mannequins qui lui ressemblent. Le buste qui, en 2001, sort d'un trou creusé dans le sol d'une salle de musée, c'est le sien, et l'image figure en couverture du livre de conversations que publie Catherine Grenier (Le Saut dans le vide, Seuil, 160 p., 18 €). Les deux gisants qui, en 2010, sont allongés sur un lit, costume et cravate noirs, c'est encore lui, dédoublé. La pièce, nommée We, est la plus récente de sa rétrospective au Guggenheim de New York.
De là à le soupçonner de narcissisme, sinon d'exhibitionnisme, le saut est vite fait, d'autant que l'Italien Cattelan compose avec l'Américain Jeff Koons, le Britannique Damien Hirst et le Japonais Takashi Murakami le quatuor des artistes célébrissimes dont les collectionneurs dits "prescripteurs" - François Pinault en France, Eli Broad aux Etats-Unis, Dakis Joannou en Grèce - accumulent et exposent les oeuvres très coûteuses. We a ainsi été d'abord présenté sur l'île d'Hydra, par la Fondation Desde, création de Dakis Joannou. Il y a là un côté chic et "people". Pour l'aggraver, Cattelan a accepté en 2003 de réaliser Stephanie, buste nu de la top model Stephanie Seymour, commande de son mari d'alors, le patron de presse Peter Brant.
Aussi s'attend-on à rencontrer un personnage peu sympathique, infatué de sa notoriété comme tant de ses confrères. On s'y attend d'autant plus que son entourage donne à sentir que c'est un privilège de passer une heure en sa compagnie. N'a-t-il pas, jadis, envoyé un de ses amis répondre à sa place à un journaliste, dupe du subterfuge ? N'a-t-il pas récemment laissé courir le bruit qu'il allait prendre sa retraite, ce qui pourrait être une excellente façon de donner encore plus de valeur aux oeuvres réunies au Guggenheim ? Force est d'avouer que Cattelan désarme ces préventions.
Ce matin du mois de mars, dans sa galerie parisienne, celle d'Emmanuel Perrotin, quand il apparaît, c'est un quinquagénaire - né à Padoue en 1960 - surtout soucieux de son hygiène de vie et fier de sa sveltesse. II vient de faire ses longueurs de bassin dans la piscine des Halles et a marché jusqu'à la rue de Turenne. Pas de limousine pour le transporter. Pas d'attachée de presse pour assurer sa "com'". Du reste, la "com'" n'est pas son fort. Il se méfie des questions et du questionneur. On dirait qu'il regrette d'avoir accordé ce rendez-vous. Comme le tête-à-tête ne lui permet pas de pratiquer longtemps l'esquive, il finit par se résoudre à répondre vraiment.
Le sujet officiel de l'entretien (Le Monde Magazine du 9 avril 2011) est la revue toute en photos couleurs qu'il compose depuis 2010 avec Pierpaolo Ferrari. Elle se nomme Toilet Paper, provocation trop évidente. Il en parle en praticien, désormais sérieux. Il explique précisément la genèse des images, sa fascination pour leur circulation incessante sur Internet, la part de l'idée préétablie et celle de l'accident heureux, les ratages et les sauvetages... Cattelan est en effet ce que l'on appelle un grand professionnel. Que ce soit pour Toilet Paper ou pour une installation, il manifeste un souci obstiné de la mise en forme. Il faut que les mannequins - à son effigie, celle de Jean Paul II ou d'Hitler - soient d'une exécution impeccable, les postures naturelles, les vêtements véridiques. Même souci pour les animaux empaillés. Il lui est même arrivé de faire étirer les pattes d'un cheval à suspendre au plafond pour que la sensation de chute soit plus forte. Son activité ne se conçoit donc pas sans des spécialistes de différents métiers, avec lesquels il cherche la solution pour que la forme visuelle soit parfaite. "Meilleures sont les images, meilleures sont les histoires que vous pouvez raconter à leur propos", affirme-t-il à propos de sa revue. La maxime vaut aussi pour les sculptures.
Mais que sont ces "histoires" ? Politiques, religieuses, personnelles - personnelles parce que religieuses ou politiques parfois. "J'ai été élevé dans une famille très catholique, j'ai été enfant de choeur", reconnaît celui dont la mort hante les oeuvres, des squelettes d'animaux surperposés - L'amour est éternel, 1997 - aux draps de marbre qui semblent recouvrir neuf cadavres. La pièce, de 2007, se nomme All, et c'est aussi, comme par hasard, le titre de sa rétrospective actuelle. Entre-temps, il y a eu des enfants pendus accrochés dans des arbres à Milan - et vite décrochés devant l'ampleur du scandale -, le cercueil de John F. Kennedy, la pierre tombale de François Pinault. Il ne sépare pas le religieux du politique. En avril, il n'avait pas de mots assez durs pour Silvio Berlusconi et ce qu'il a fait de l'Italie aux yeux du monde. En 2001 déjà, il secouait les spectateurs avec Him, Hitler agenouillé dans la position de la prière. En 2007, il a imaginé Ave Maria, trois bras sortant du mur pour un salut fasciste - pas vraiment une oeuvre de nature à plaire à tous dans son pays natal. C'est cette manière d'appuyer là où ça fait mal qui convainc de le considérer comme un bouffon, mais dans la meilleure tradition des bouffons sarcastiques et sacrilèges.
Lui-même n'échappe pas à ce sens de la dérision. Lui fait-on observer qu'il y a beaucoup de mains et de doigts coupés dans les livraisons de Toilet Paper, il répond, en regardant les siennes, qu'elles ont l'air trop enfantines à son gré. "Plus jeune, je les cachais." Mais il ne peut s'empêcher ni de les montrer ni d'en faire l'un de ses motifs préférés. On dirait qu'il opère sans cesse selon cette dialectique : vouloir cacher, ne pouvoir s'empêcher de montrer. Il ose comme malgré lui, sans vouloir mesurer les conséquences de ses inventions. Ou en feignant de ne pas les mesurer, pour préserver une apparence d'innocence. En mars, au moment de se séparer, il avait prévenu : "Je pourrais vous affirmer maintenant le contraire de ce que j'ai soutenu... Parler, c'est le moyen de donner un petit peu de moi-même et le moyen de créer un peu de confusion."
Quant au volume de ses entretiens avec Catherine Grenier, où l'artiste se livre assez largement, il finit sur cette question incongrue : "Catherine, es-tu vraiment sûre de vouloir publier un livre d'après notre conversation ?" Il y a de la coquetterie - du narcissisme - dans cette fausse interrogation. Mais il y a aussi du malaise, une incertitude qui peut tourner à l'angoisse, une certaine crainte de se sentir déplacé et vulnérable tout en faisant tout ce qu'il faut pour être en vue et en danger. On serait assez enclin à penser que le meilleur de son oeuvre naît de cette contradiction.
Philippe Dagen
Pourquoi il faut
remercier Maurizio Cattelan
par Jean-Luc Chalumeau
Depuis le 4 novembre et jusqu'au 22 janvier, Maurizio Cattelan occupe l'espace du Guggenheim museum de New York. Quelque cent vingt trois pièces dont les plus célèbres,
depuis le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite (La Nona Ora) jusqu'au jeune Adolf Hitler en prière (Him) sont là, accrochées à des cordes au milieu de la rotonde, celle-là même qui fut
interdite à Daniel Buren en 1970. Cattelan déclare que cette exposition est la dernière (à 51 ans, fortune faite, il proclame qu'il arrête, prend sa retraite et se consacre à « Toilet Paper »).
Mais il s'inquiète d'être démasqué à l'occasion de ce dernier coup : et si l'on se rendait compte que tout ce qu'il a fait, que certains ont pris pour de l'art, n'était qu'une vaste blague idiote
? C'est du moins ce qu'il a confié au critique du New York Times, Randy Kennedy, lequel est surtout impressionné par le fait qu'une des trois versions de l'effigie en cire de l'artiste, celle qui
pénétra dans le musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam par un trou du plancher en 2001, a été adjugée 7,9 millions de dollars en mai 2010 chez Sotheby's. La conservatrice en chef du
Guggenheim, Nancy Spector, n'a donc guère pris de risques : le marché croit dur comme fer que Cattelan est un véritable artiste malgré ses dénégations, à commencer par ses deux principaux
collectionneurs, l'industriel grec Dakis Joannou et le français François Pinault. Le public n'a plus qu'à suivre, n'est-il pas vrai ?
L'exposition, baptisée All, n'est pas vraiment une rétrospective, plutôt une performance, ou encore une installation géante montrant la chute d'objets hors de prix formant une métaphore de suicide collectif. « Un sacré coup de pied dans la fourmilière » commente le fameux courtier Philippe Ségalot, « après, que pourront faire de mieux Koons et Murakami ? ». Nous sommes bien dans la surenchère de la dérision et de l'esbroufe, ce que n'aperçoivent pas tous les commentateurs. Béatrice de Rochebouët par exemple, envoyée spéciale du Figaro à New York, éblouie, qualifie Cattelan de « génial créateur » et regrette avec lui qu'il n'ait pas été invité à Versailles à la suite de l'américain et du japonais : « ils ont eu peur » conclut l'Italien. Peut-être en effet les responsables de Versailles ont-ils craint que celui que sa maman qualifiait de « terroriste » n'invente une nouvelle farce ridiculisant le « monde de l'art », comme celle qu'il organisa avec la complicité d'Harald Szeemann, commissaire général de la Biennale de Venise en 2001, et le soutien de l'argent du bienveillant François Pinault.
Rappelons les faits : après le vernissage, Szeemann et Cattelan ont convié les 150 plus grands collectionneurs présents à la Biennale à prendre place dans un avion pour Palerme, puis dans des autocars qui les ont déposés au centre de Bellolampo, la plus importante décharge d'ordures de Sicile. Là, le monde de l'art émerveillé a inauguré une reproduction grandeur nature des lettres formant HOLLYWOOD. Harry Bellet, présent avec quelques journalistes, a rapporté le regard ironique de François Pinault observant ce troupeau ravi, massé autour d'un somptueux buffet installé au milieu des détritus. Le « monde de l'art » était dupe d'une mascarade, une fois de plus, mais pas le milliardaire breton, ni son artiste bouffon, ni surtout l'immense Harald Szeemann, qui se savait condamné par le cancer qui allait l'emporter et qui n'avait donc plus rien à perdre. La démonstration était faite que le monde de l'art n'était plus, pour l'essentiel, qu'un club de snobs incultes et richissimes. Il faut remercier Cattelan, Pinault et Szeemann d'avoir implicitement dénoncé ce désastre historique il y a déjà dix ans. Et regretter que bien peu de monde ait compris le message.