La chronique n° 45 de Nicole Esterolle
Je commençais, comme vous probablement, à être perplexe au sujet de cette célébration, qui n’en finit pas, de l’anniversaire des trente ans des FRAC… Car aucune administration publique en France, n’a jamais atteint une telle propension à l’autocongratulation commémorative …
Et c’est bien cette perplexité qui m’a conduite à lire dans le détail le gros dossier de presse de 53 pages , que j’ai reçu (et que je vous joins), intitulé « Les Pléiades, les 30 ans des FRAC », produit par l’association Platform qui rassemble les directeurs des 23 Fracs, et avec la participation écrite des plus éminents acteurs de l’ aventure trentenaire de cet art que ses adeptes qualifient aujourd’hui de « temporain », en éludant respectueusement son désobligeant préfixe.
Mais la lecture de ce document, qui est une sorte d’auto-panégyrique des FRAC à l’usage des adeptes, du bon peuple et de ses représentants, m’a portée, bien au-delà de la perplexité, à un état proche de l’indicible, devant le caractère éminemment cocasse, voire délirant, de certaines affirmations et/ou informations que l’on peut y lire, et dont je vous ai choisi les plus croquignoles:
- « Outre l’allocation de 70000 € par an, qu’il reçoit de la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture, Platform a obtenu un soutien exceptionnel de 315 000€ pour la coordination des manifestations des 30 ans des FRAC. »… Nous sommes donc en présence d’ une organisation constituée uniquement de fonctionnaires d’Etat, d’émanation purement institutionnelle, et dont le but, semble –t-il, n’est autre que d’obtenir encore plus d’argent public, afin d’ augmenter sa visibilité et de justifier son existence auprès de l’ institution-même qui lui a donné cette existence…. On y lit aussi : « Les FRAC remercient l’État et les Régions qui sont leurs plus solides soutiens »… C’est bien la moindre des choses d’avoir quelque gratitude envers ceux sans lesquels on ne serait rien…Et, puisque l’on est en charge de distribuer l’argent public, distribuons nous le, entre spécialistes, ce sera beaucoup plus simple….Et c’est ainsi que : comme les FRAC, c’est l’Etat + les régions, tout se passe comme si ces derniers se remerciaient eux-mêmes de l’aide qu’ils se sont apportée à eux-mêmes… Nous sommes donc dans un système fermé sur lui-même, endogamique comme pas un, qui n’a de cesse de s’auto-subventionner, pour mieux s’auto-justifier dans une situation délirante d’auto-congratulation permanente… et qui lui permet bien sûr, car là est l’exacte finalité du système, de se réassurer en permanence et en interne sur sa propre nécessité existentielle. Nous sommes là dans un cas de figure bureaucratique inédit, jamais vu encore dans la fonction publique depuis que celle-ci existe.
- « les FRAC acquièrent aussi des œuvres qu’ils produisent eux-mêmes, notamment à l’occasion d’une exposition. » Et c’est ainsi que l’autoproduction parthénogénétique pose parfois problème, comme le soulignait le sénateur Jean-Pierre Plancade dans un rapport d’information concernant la « piscine » de James Turrell, précisant qu’il s’agissait d’une véritable piscine dans laquelle le visiteur devait plonger pour voir l’œuvre !
- « Cette initiative (des FRAC) a été conçue et mise en application
par Claude Mollard qui a fait preuve d’un esprit d’inventivité peu commun. »…C’est oublier un peu vite que l’idée est venue de la Commission Troche, qui avait elle-même été inspirée par une expérience en cours en Limousin dans les années 70, et qui allait dans le sens d’une vraie démocratisation de l’art actuel… Idée, retournée par le couple Lang-Mollard pour aller dans l’autre sens , comme la révolution d’octobre a été retournée en stalinisme…Mais le plus cocasse dans cette affaire, c’est que Claude Mollard, devenu maintenant artiste, (avec ses « Origènes », photographies de roches, et vieux troncs d’arbres où l’on peut voir deux yeux, un nez et une bouche, comme apparition originelle de la figure humaine, etc.), voit ses œuvres refusées à l’achat, pour cause de niaiserie et ringardise, par ces mêmes FRAC qui leur doivent pourtant d’exister…
- « Il y a 30 ans, les lois de décentralisation ont donné aux collectivités locales la liberté d’agir. Au-delà des compétences obligatoires qui leur avaient été transférées, il est un domaine que les collectivités ont investi collectivement avec beaucoup d’imagination, c’est celui de la culture, avec les FRAC notamment »…Etrange « décentralisation » cependant, que celle qui, de fait, impose dans les régions des critères esthétiques d’Etat et un « art officiel » émanation directe du grand marché spéculatif international. Stupéfiante « décentralisation » jacobine en diable, qui impose ses quota d’artistes agréés, aux centres d’art, aux Musées, aux FRAC, aux Artothèques, aux galeries subventionnées, etc., et qui dans le même temps et sans aucune vergogne, se place comme garant de la diversité et de la pluralité (1)…Souvenons-nous de la dissidence du FRAC - Ile-de-France, dans les années 80, qui avait vu ses subventions d’Etat coupées, parce qu’il refusait (en accord avec le Président du Conseil Régional) les directives du Ministère pour ses acquisitions…Pensons aussi à la richesse et à la diversité des expressions artistiques qui ont été maintenues en Allemagne, à cause de l’indépendance de chaque länder en matière de politique culturelle…
- « la démocratisation de l’art d’aujourd’hui : Les collections des FRAC sont «centrifuges».Elles sont destinées à rayonner sur le territoire,
avec une politique de prêts et de projets qui se construisent avec une très grande diversité de lieux et de partenaires,le plus souvent non culturels. Ainsi, chaque année, c’est plus de la moitié des collections qui sort des réserves des FRAC en direction des écoles, collèges, des lycées,des universités, des espaces municipaux, des monuments historiques, des entreprises, des hôpitaux, des maisons de retraite, des prisons etc. , en plus des lieux d’art. »… Nous avons là un joli couplet sur la démocratisation, qui vaut son pesant de cacahuètes centripètes, en introduisant cette notion très oxymorique de « décentralisation centrifuge »… Il fallait la faire cette acrobatie intellectuelle : elle est faite… bravo ! Et bravo aux petits enfants, aux collégiens, aux ouvriers, aux malades, aux pépés et mémés, aux prisonniers, etc. , qui se sont farci sans broncher les explications d’un « médiateur » sur tel tas de parpaings surmonté d’une tomate ou vidéo d’élevage de poules, au nom de la démocratisation de l’art et de l’art comme lien social.
- « Les FRAC font vivre le marché de la jeune création nationale et internationale. Cette dimension économique ne doit pas être oubliée. Il est donc indispensable que les Ecoles d’Art intègrent le rôle des FRAC comme partenaires du parcours professionnel pour les étudiants. Sans soutien financier, sans acquisition il n’y aurait plus d’artistes. Et sans artistes, il n’y aurait plus de FRAC ». Alors là, l’argumentation pro-FRAC atteint des sommets d’impudence! et nous sommes bien là au nœud de l’affaire et de cette ahurissante logique de l’appareil d’état, au point exact où se révéle la collusion systémique entre l’enseignement en écoles d’arts, le dispositif FRAC et le marché international des bulles spéculatives de produits artistiques toxiques et pourris… Une collusion qui exclut la plus grande partie libre et vivante de la création actuelle, la discrédite ou bien la tue, au nom du développement économique.
« Sans soutien financier, sans acquisition, il n’y aurait plus d’artistes » : comment peut-on écrire cela sans être gravement malade de la tête? Et c’est bien la caractéristique du crétinisme bureaucratique que de pas s’apercevoir que les vrais artistes ne sont pas, ne peuvent pas être subventionnés. (à ce propos, je vous informe qu’ il existe un collectif d’artistes déclarant refuser toute aide publique et qui apposent sur leurs documents de communication le tampon « garanti 100% sans subvention » : tampon que je vous joins à toutes fins utiles, si vous êtes artiste et si vous voulez vous joindre à ce salutaire mouvement – gardez son format PNG qui permet la transparence)
- « Les FRAC ont décidé de rassembler le « Réseau des amis des FRAC » ou « Comité des personnalités des FRAC » composé de tous ceux qui, depuis trente ans, ont travaillé avec eux et les ont aidés. Nuls mieux qu’eux ne peuvent être les ambassadeurs des FRAC et les accompagner de leurs conseils. »… Alors , vous lirez dans le document joint, la liste de ce qui fait aujourd’hui de plus VIP en matière d’art contemporain officiel et/ou international, grands curators, conservateurs, mécènes, marchands, collectionneurs, etc ., tous accourus, pour soutenir, cautionner, réconforter et défendre leur moribonde créature contre les lâches attaques dont elle est l’objet de la part de l’ensemble des forces réactionnaires de ce pays
- « Les FRAC de deuxième génération . Initialement conçus pour être des collections sans lieu propre d’exposition, les FRAC connaissent depuis une dizaine d’années, une nouvelle phase de développement correspondant à la volonté commune des collectivités publiques d’implanter ces fonds dans des équipements appropriés à la diversité de leurs missions. »… Ainsi , ces FRAC de deuxième génération, vont-ils se doter de locaux visitables et se transformer en Musées de type Bilbao (voir celui d’Orléans avec des tuyaux partout), contrevenant ainsi totalement avec leur mission première… Mais qu’importe , car dans cette recherche désespérée de raisons et de moyens de survivre, on n’est pas à un reniement près.
- Enfin pour couronner le tout , en guise d’apothéose médiatique pour cette célébration anniversaire,: « chaque FRAC donnera d’avril à décembre 2013 une carte blanche à un créateur pour, à partir de sa collection, imaginer des expositions ou inventer des dispositifs pour les présenter ». Cette opération ayant pour but de bien montrer l’interchangeabilité des rôles, fonctions et compétences à l’intérieur de l’appareil, nous permet donc de disposer de la brochette de 23 polyvalents multi-casquettes, virtuoses notoires du mélange de genres, des alliances consanguines et des conflits d’intérêts – à la fois artistes, critiques, professeurs, conférenciers, curateurs, installateurs, performeurs, etc. , des acteurs de l’art temporain français parmi les plus talentueux… 23 serviteurs zélés d’un système à leur service exclusif et qui leur procure une qualification d’ « artiste » ou de « créateurs » qu’ils ne pourraient, bien entendu, pas obtenir autrement… 23 spécimens top niveau ineternachionaul, que voici nommément : Francis Baudevin, Marc Bauer, Otto Berchem, Alejandro Cesarco, Marc Camille Chaimowicz, Jordi Colomer, Alain Declercq, Marcel Dinahet avec Jean- Marc Huitorel , Claire Fontaine(2), Gavillet & Rust, Monica Grzymala, Éric Hattan(3), Bertrand Lacombe et Sophie Dejode, Vincent Lamouroux, Frigide Barjot, Guillaume Leblon, Laurent Mauvignier, Anita Molinero avec Paul Bernard , Laurent Montaron, Hugues Reip, Bernard Tschumi, Olivier Vadrot, Xavier Veilhan, Cecilia Vicuña, Heidi Wood, Raphaël Zarka, Wilhiam Zitte.
Comment expliquer globalement ces aberrations ?
Je pense que l’administration de l’art n’a pas, avec ce dont elle a à s’occuper, d’objet bien compréhensible pour elle, cernable et définissable, contrairement à celles qui s’occupent des trains, de la poste ou des anciens combattants : l’art étant par nature insaisissable, évanescent, incertain, virtuel… surtout pour les agents de l’administration qui, par nature également, n’ont pas les outils autant sensibles qu’intellectuels pour pouvoir en appréhender la vraie substance constitutive.
Et c’est, je crois par un phénomène de compensation à cette incapacité à saisir l’objet par son intérieur , que l’on assiste à une hypertrophie de l’extériorité, du contenant et de l’enrobage discursif…mais également à la mise en place d’une organisation institutionnelle défensive, en réseaux d’amis et d’initiés de plus en plus serrés et exclusifs, de type communautaire et sectaire, avec bien sûr l’apparition de bouffées délirantes auto-congratulatoires et de jolis comportements paranoïdes… mais également, faute d’avoir un contenu substantiel permettant à cette administration de pouvoir se doter de ses propres repères, on assiste parallèlement à une indexation aux critères d’évaluation du grand marché international et de ses bulles spéculatives ( l’internationalisme de la subversion étant devenue une pulsion obsessionnelle chez tous les bureaucrates de l’art).
Subversion-subvention
Rappelons l’hommage rendu récemment par Aurélie Filipetti au côté « subversif » de l’art contemporain lors de l’inauguration d’une exposition d’art officiel au MAC-VAL, et puis , en écho à cette déclaration ministérielle, le rapport 2011-2012 d’Artprice sur le marché de l’art qui conclut : « Les collectionneurs occidentaux préfèrent les artistes expatriés et en décalage avec la production locale subventionnée. » …
1- On peut citer la ministre Trautmann, dans un discours de février 2000, qui menaçait de supprimer les subventions de l’État pour les institutions et les collectivités locales qui remettraient en question la « liberté de création sous toutes ses formes », c’est-à-dire pour elle la conformité à la doxa étatique
2- Claire Fontaine (applaudissons l’audacieux jeu de mots !) est un collectif de 2 personnes dont une œuvre récente était faite de tubes de néon agencés de façon à former « Strike » (c’est-à-dire « Grève », en français). Lorsqu’on s’en approchait trop, la structure lumineuse s’éteignait ; elle se rallumait si l’on s’en éloignait. Il fallait comprendre que l’immobilité était la stratégie de protestation politique et sociale opérant dans l’installation Strike
3- Eric Hattan : Artiste poly-compétent dont une œuvre a été achetée par un FRAC, 15 000 euros, intitulée Beyroots (2011) et « composée de 34 chaises trouvées, avec blocs ciments »
Et voici quelques petites friandises :
Enfin réunis !
Je vous joins la photo où l’on voit BHL (l’un des plus grands philosophes français temporains) et Buren (l’un des plus grands plasticiens français temporains) exceptionnellement réunis pour un entretien publié dans le Nouvel Observ’ma soeur au sujet le l’exposition intitulée « Les aventures de la vérité » (rien de moins…), organisée par le premier à la Fondation Maeght de St Paul de Vence. .. deux éminents penseurs et « aventuriers de la vérité » donc, dans un dialogue aussi pâteux, glaireux que laborieux… au sujet d’une expo fourre-tout trans-historique, allant des peintures rupestres à Jeff Koons, sans propos bien identifiable hors celui de donner matière à la flamboyante logorrhée béhachailienne, mais qui salit un lieu magnifique qui avait su rester propre et digne jusqu’à l’arrivée de Kaeppelin… Si Miro et Aimé Maeght voyaient ce qui s’y passe aujourd’hui ! Mon Dieu, ma pauv’dame, j’ose même pas y penser!
Buren le suffisant toujours à la pointe du combat
Dans cet entretien du Nouvel Obs, j’ai extrait ces quelques mots de Buren le suffisant : « Il n’y a que deux choses qui puissent faire changer la situation actuelle de l’art : ou bien il y aura un bouleversement social violent – et alors ce ne sera pas seulement l’art qui sera bouleversé – ou bien une nouvelle génération d’artistes dira « ça suffit ! »… ». Dans un Oeil de 2011, j’avais , du même, relevé ça : "Contemporain" est un terme complètement dénué de sens, mais c'est l'une des trouvailles les plus performantes jamais trouvées afin d'annihiler dans l'œuf tout ce qu'un artiste pourrait présenter d'un tant soit peu neuf et dérangeant ». Notre Buren national est donc, dans sa catégorie des culottés, des impudents ou des enfoirés poids lourds, un champion vraiment indépassable !
Lisez « Arnolphe et Pantruffe, les enfoirades esthétique de BHL » , par Jean-Paul Gavard-Perret
http://www.lelitteraire.com/?p=8412
Jean -Paul Gavard-Perret est Docteur en littérature, il enseigne la communication à l’Université de Savoie à Chambéry. Il est membre du Centre de Recherche Imaginaire et Création. Il est spécialiste de l’Image au XXe siècle et de l’œuvre de Samuel Beckett. Il collabore à de nombreuses revues dont Passage d’encres, Les Temps Modernes, Esprit,