18 novembre 2011
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Du côté de la DEMANDE...
Tout est fait donc, dans ce marché saturé, pour la souveraineté du consommateur. Même si ce dernier a une notion très affirmée de ses goûts esthétiques et sa propre définition de l'art, souvent caractérisée par l'emploi du mot "beau", il n'a pas la notion de valeur de l'objet d'art et il se replie sur les références stéréotypées construites par les médias. Alors qu'il a une notion du prix de tout objet du quotidien, les seuls repères dans l'art sont l'art "ancien" (avant les années 1950) dont il a l'idée vague que "c'est cher". Cette idée, seule image sur l'art véhiculée par les médias grand public, est extrapolée à toutes les productions artistiques: "l'art, c'est cher!".
Mais que veut dire "cher"? La valeur d'un objet peut être définie de deux manières: soit basée sur le concept d'utilité des biens dérivée de la satisfaction des besoins (Aristote), soit sur la valeur-travail fondée sur la quantité de travail, incorporée dans la fabrication du bien (Adam Smith, Karl Marx). Si au Moyen Age le prix d'une oeuvre était établi en fonction du prix des matières nobles utilisées à sa fabrication, lesquels étaient assez rares, l'abondance et l'accessibilité des matériaux plastiques disponibles de nos jours font que si l'on employait la même règle, tous les objets auraient, à technique similaire et à format égal, presque le même prix. Pourtant aujourd'hui l'art ne semble obéir à aucun de ces principes.
Alors, pourquoi acheter une oeuvre d'art? D'autant plus que l'art ne fait pas partie des signes extérieurs de pouvoir, comme peuvent être des lunettes Channel, un sac Vuitton ou une montre Rolex, sauf dans les hautes sphères de riches gens pour lesquels seul l'objet unique excessivement cher - l'objet d'art - peut encore faire la différence. Pendant ce temps le grand public se tourne vers d'autres formes de culture, préférant écouter de la musique, aller au cinéma, voir même une pièce de théâtre que visiter une exposition d'art, encore moins acheter une oeuvre. Pire encore, des individus, que nous avons rencontrés personnellement, installés dans des postes d'animation culturelle dans des établissements publics, nous ont avoué qu'ils n'avaient jamais acheté d'oeuvres d'art à titre personnel! D'ailleurs pour un public qui a une forte culture du musée - qui lui aussi, avec l'industrie du disque ou du cinéma, fait partie de l'industrie de la culture - l'envie de posséder de l'art est neutralisée par la satisfaction de payer son entrée et jouir pendant quelques heures d'innombrables oeuvres d'art à la portée du regard. La concurrence des loisirs est donc rude.
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Chers lecteurs, nous savons déjà ce que tout le monde nous dira, les réponses toute faites qui voudront minimiser les dégâts. Aujourd'hui valoriser la production artistique uniquement comme oeuvre unique est totalement utopique, puisque le côté fait main est devenu d'une banalité évidente. Comme dit le philosophe Yves Michaud, aujourd'hui nous sommes de passifs témoins du triomphe de l'esthétique (émissions déco, chirurgie esthétique, packaging, design...): "C'est fou comme le monde est beau!". D'autres qui voudront valoriser l'art comme investissement choisiront toujours les artistes morts ou presque, ou alors devront se contenter d'attendre cent ans pour espérer faire une plus value. Et aujourd'hui vendre à des prix supérieurs à 2000€ n'arrive plus que dans quelques galeries, qui ont réussi à pérenniser leur activité, à fidéliser et surtout à renouveler d'un côté leurs fichiers de collectionneurs et de l'autre leurs "écuries d'artistes".
Ou alors, peut-être espérez-vous, chers artistes, croiser un beau jour le chemin d'un aimable mécène... Depuis François Ier et Louis XIV, résultante de l'histoire politique et religieuse propre à chaque nation, quoi qu'on puisse penser, le mécénat n'est pas une action sans contrepartie, en échange de ses bienfaits le mécène fait un pari sur son image publique. Devenu aujourd'hui une usine à gaz clientelliste, qui fait jouer la fiscalité et surtout des personnes morales (entreprises, fondations), le mécénat culturel reste une question abstraite à large échelle.
Tant qu'il n'y aura pas un vrai système culturel qui parlera d'art et pas seulement en termes financiers, comme il y a des émissions sur la littérature, des critiques de cinéma et de musique, les arts plastiques resteront l'apanage des musées ou des cercles fermées de riches investisseurs et l'à priori que "l'art c'est cher" éloignera de plus en plus le public des arts plastiques. Et tant que les médias grand public ne s'intéresseront qu'à l'aspect spectaculaire et marchand de l'art, ce que nous appellerons ici "le processus de STAR-isation", l'art touchera de moins en moins d'individus, lesquels continueront à "se fournir" en posters joliment encadrés chez Ikea, et les artistes, tout en essayant de s'adapter au marché, n'arrêteront pas de se plaindre de la crise.
Trop d'art tue l'art? (première partie)
Réactions de lecteurs: Parole à vous!
- Références:
Raymonde Moulin, L'artiste, l'institution et le marché (1997), Le marché de l'art. Mondialisation et nouvelles technologies (2003)
Anne Coquelin, L'art contemporain (2009)
Yves Michaud, La crise de l'art contemporain (1997), L'art à l'état gazeux. Essai sur le triomphe de l'esthétique (2009)
Les peintres, le Salon, la critique, 1848-1870, Musée d'Orsay, 1998